• Barnabé Laye

     

     

    Dédicaces/Signatures

     

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    Barnabé Laye

     

     

     

    Barnabé Laye

     

     

     

    Barnabé Laye,

    poète du Bénin et du monde

    par Hafid Gafaïti

     Fortement impressionné par la lecture d’Alan Paton, auteur de Pleure, ô mon pays bien-aimé, qu’il découvre dans sa jeunesse, Barnabé Laye déclarait : « … « c’est cela qu’il faut faire, écrire dans une langue simple et dépouillée : laisser la musique des mots épouser l’ardeur des sentiments, traduire la fragilité des existences et la détresse au cœur de l’homme ».

    Plusieurs décennies plus tard, La Parole et le feu, son anthologie publiée en 2017 est présentée ainsi :

    « De livre en livre, de poème en poème, Barnabé LAYE raconte une histoire, son histoire, à la manière des griots de son enfance africaine. Les métamorphoses de sa vie et de son être profond se déroulent et se dévoilent comme sur un écran noir que les mots illuminent. L’œuvre forme un ensemble que l’anthologie « La Parole et le Feu » nous laisse entrevoir comme s’il s’agissait d’un seul livre. - C’est le roman de la vie d’un enfant d’Afrique parti vers des horizons au-delà des mers, emportant dans son cœur toute la poésie des mots essentiels. »
    Les positionnements, parfois apparemment opposés, sur la création littéraire, et en particulier sur la pratique poétique pour ce qui nous concerne ici, sont en fait le reflet de la complexité de l’exercice de la création artistique quelle que soit sa forme. Le sculpteur travaille son matériau pour rendre une idée, un sentiment, une émotion, un vécu tout autant qu’une utopie, un rêve ou tout autre forme de l’expression humaine. Le peintre utilise les couleurs et les média à sa disposition pour exprimer son expérience et sa vision. De la même manière, le romancier et le poète (car même si je me limite à sa poésie, telles sont les qualificatifs pour désigner les activités de notre ami Barnabé Laye que nous sommes heureux d’honorer ici) utilise le verbe pour aviver la réalité et l’imaginaire du monde en vue de dire son humanité et de la communiquer dans sa relation à l’autre.
    Or, ce qui caractérise l’oeuvre, importante non seulement par sa qualité littéraire, l’étendue de sa production, mais aussi par la richesse de sa vision et de son ancrage dans l’histoire béninoise, africaine et humaine, de Barnabé Laye est le fait que son auteur a réussi le tour de force de concilier les contraires, de marier les oppositions et de rendre ainsi les contradictions et la complexité de la condition humaine par le biais d’un travail sur le contenu et sur la forme, à partir d’une vision qui allie la vision politique et l’esthétique, le vécu et le senti, le réel et le pensé.
    Pour ce qui est du contenu, les textes poétiques de Barnabé Laye se caractérisent d’abord par leur diversité thématique. Il serait illusoire de vouloir ici, ou même dans un ouvrage d’envergure, tenter de recenser la totalité des thèmes que le poète-écrivain aborde : en effet, l’importance et la beauté de l’oeuvre de Barnabé Laye est quelle rend compte de la condition humaine dans ses aspects les plus divers, que ce soit l’expérience intérieure de l’individu, l’histoire, la politique, la culture, l’amour, le corps et la sexualité, le combat pour la liberté, la défense des droits humains, la sauvegarde de la dignité des femmes, la lutte contre les colonialismes et les dictatures de toutes sortes, le désir, le voyage vers l’inconnu, la découverte de soi et de l’autre, l’universalité qui nous unie au-delà de toutes les différences, de tous les clivages et de tous les conflits.
    Cette diversité s’explique non seulement par la vision et les choix esthétiques de Barnabé Laye, mais aussi par son expérience personnelle et son itinéraire. En effet, enfant du Bénin nourri par la terre et la culture africaine, il est aussi homme des voyages et des rencontres. C’est ainsi qu’au-delà des circonstances biographiques qui sont les siennes, il devient aussi habitant de la France et amant de ce qu’elle porte de meilleur en elle, virtuose de sa langue et représentant de cette francophonie qui décline notre destin transculturel et notre humanité au-delà des frontières. Elle s’explique aussi par ce qu’Edouard Glissant, chantre de la Martinique et de l’universel, appela « la poétique de la relation » avant de développer ce concept en sa notion lumineuse de « Tout-Monde. », c’est-à-dire une conception qui unit en ces deux termes l’indivisibilité de la famille humaine et, au-delà des différences, l’affirmation absolue de notre communauté de destin. Les illustrations sont innombrables et traduisent la richesse du spectre thématique de l’oeuvre de l’auteur et sa qualité sur le plan de la sensibilité du poète fondamentalement humaniste qu’est Barnabé Laye.
    De la même manière, sur le plan de l’écriture et du style, l’on trouve chez cet auteur une variété de stratégies textuelles qui se déploient dans l’oeuvre selon la direction et le projet autant thématique que formel choisis par ce virtuose de la pensée critique et de la recherche artistique. Etant donné le cadre de cette présentation, je ne peux rendre compte et justice à l’oeuvre de manière exhaustive. Cependant, il me semble nécessaire d’en tracer les axes principaux de manière chronologique à partir des éléments dont j’ai disposé.

    Dans Nostalgie des jours qui passent (1981), le poète assoie la nécessité fondamentale de la poésie comme expression de toutes les dimensions de l’humain, que ce soit l’amour, la lutte ou la rencontre et ce, à tous les niveaux. Dans ce texte, il ressort que le langage et les mots sont la qualité distinctive du vivant, de l’esprit, de la création et que, de fait, que l’on soit croyant ou pas, « Au commencement était le Verbe. »
    La célébration de la nature se voit dans de multiples poèmes, tel « Offrande », où l’auteur non seulement exprime le sentiment amoureux de manière simple et élégante mais fait aussi montre d’une connaissance intime du monde du vivant.
    Dans ce recueil, le troisième poème, exemplaire de la diversité des thèmes de l’oeuvre du poète et de la richesse stylistique de son écriture, est « Glissement progressif. » Pour illustrer mon propos, dans la mesure où ici le contenu épouse structurellement la forme du texte, il est non seulement nécessaire de le lire mais aussi de le voir. En effet, sur le plan formel, la graphie du poème suit physiquement et intimement, si je puis dire, la progression de l’action décrite (dans ce cas la rencontre sexuelle et passionnée de deux amants, des préliminaires à l’accomplissement d’un rapport amoureux bellement érotique) et la disposition des caractères des mots sur la page. De fait, l’évolution de l’amour décrit correspond à son expression par la calligraphie du poème.
    Au-delà de sa qualité érotique et de la subtilité de son auteur, ce poème illustre éloquemment le travail sur le style et la maturité littéraire d’un poète clairement conscient du rapport intrinsèque entre la forme et le contenu, de l’importance du rapport entre le thème et son écriture, de ce qui est dit et de la manière de le dire, de l’écrire.

    Dans Les sentiers de la liberté (1986), Barnabé Laye exprime la solidarité avec ceux qui sont opprimés. Si, d’un côté, il médite sur la poésie comme média et célèbre la nature, l’amour, la sexualité, il n’hésite pas à prendre position en faveur de ses semblables et en particulier de ceux qui sont victimes de la pauvreté et de l’oppression, que celle-ci soit économique, raciale ou politique.

    Comme un signe dans la nuit est un recueil presque entièrement dédié au thème de l’amour. L’on serait tenté de le faire, tant ils sont également beaux et superbement écrits, mais il est impossible de citer la totalité ou parties des poèmes qui constituent cette ode à la rencontre de la femme, cette célébration du corps et de la passion. Par contre, ce qui me semble particulièrement remarquable dans ce livre par rapport aux précédents est la nature nouvelle de son style. En effet, ici tout est rythme, déploiement d’un souffle au pas de l’acte ou de la célébration de la rencontre amoureuse entre l’homme et la femme. Ici, les vers sont courts, constitués presque tous de deux ou trois mots, souvent un seul, et le mouvement des poèmes obéit à un phrasé de type staccato et où la ligature ne se fait que plusieurs vers plus bas, ou plus loin, comme un dialogue avec les syllabes solitaires. Un très bel exemple de ce rythme musical est constitué par le lumineux « Rouge est la nuit ».
    Ce livre marque aussi un tournant et illustre une claire maturité de l’écriture qui se distingue ainsi par un plus grand travail sur la structure et la dimension formelle des poèmes.

    Requiem pour un pays assassiné (1999) est le livre du deuil. Traduit en espagnol et en anglais, ce recueil revient aussi au style plus narratif et ouvertement engagé de Les sentiers de la liberté. Seulement, ici, au lieu de célébrer l’amour et la nature, il renoue avec la parole révolutionnaire et dénonciatrice. Centré sur la situation du pays et sur la critique du régime politique et de la force brutale de la dictature qui l’ont mené à la ruine et ont réduit son peuple à la soumission, il participe au volet de ce que l’on pourrait appeler le deuxième mouvement de l’oeuvre de Barnabé Laye, le premier étant l’expression existentielle de l’individu.
    Ce livre est tout entier porté par la nécessité de dire la réalité d’un pays blessé, d’un pays meurtri. Ici, Barnabé Laye évoque le drame de sa terre, à l’image de tant de pays d’Afrique et d’ailleurs, qui a été doublement écartelée, d’abord par le colonialisme, ensuite par les oligarchies militaires et les différentes formes de corruption qui ont littéralement volé au peuple et à son poète le pays aimé, le pays rêvé, la culture fondatrice et que seul le poème peut rendre.
    Il n’est pas question de lyrisme ou de formalisme inutile dans Requiem pour un pays assassiné. Cette oeuvre se déploie comme l’histoire d’une blessure, le récit de l’inénarrable perte de ceux qui ont été soit massacrés soit dépossédés soit poussés à l’exil. Ainsi, le premier extrait présente le programme narratif du recueil qui se veut avant tout témoignage et positionnement idéologique et politique au sens non réducteur du terme.
    Les autres poèmes évoquent la clôture du pays, l’emprisonnement de ses citoyens à de multiples niveaux, physique, psychologique, culturel et politique. La métaphore dominante est celle de l’enfermement, que cela concerne la terre ou ses habitants.
    Barnabé Laye pose la question essentielle du choix de l’être qui écrit : le choix entre la tentation de se tenir au loin, d’espérer seulement ou de contribuer au changement nécessaire. Mais son livre est en lui-même la réponse dans la mesure où il participe à l’expression de la réalité et de la lutte que porte aussi la poésie car ici le poème n’est pas l’objet d’une satisfaction personnelle ou l’expression narcissique d’émotions et de sentiments individuels mais arme d’un combat nécessaire pour la victoire de la lumière sur les ténèbres, de la justice et de l’humanité généreuse vers laquelle le verbe nous guide, doit toujours nous guider. Ici nul n’est poète s’il ne se donne à l’autre dans une parole et par un acte qui nous font tous semblables et égaux, tous porteurs de la croix que l’existence est et tous dignes de l’illumination qui fait de nous des êtres d’esprit et de lumière.
    La méditation sur la situation de son pays amène le poète vers un verdict impitoyable qui illustre aussi le fait que la poésie est une ascèse et qu’elle requiert un courage exemplaire, celui de dire le monde et de s’élever avec ceux qui sont opprimés et luttent.

    Poème à l’absente, publié en 2010, en même temps que Une si longue attente, est dans le même mouvement un hymne au pays, à l’Afrique ancestrale, à la vie dans ce qu’elle a de plus élémental et profond et une célébration de l’absente, la femme désirée et aimée, redoutée et espérée. Si dans l’incipit, le poète présente la problématique du recueil sur la base d’un questionnement du rapport au sujet évoqué, très rapidement le texte passe du discours rapporté à la structure du dialogue pour entrer en relation avec l’objet de son désir, l’image qui habite son esprit et épouse ses sentiments. Ainsi, dans un premier temps, le principe de l’hymne mis en avant comme architecture textuelle du poème fait référence au pays, à la nature, au mystère de la vie. Il évoque le combat entre la lumière et les ténèbres, les forces destructrices et la primauté de la vie. Il trace dès l’abord la lutte entre le doute et l’affirmation de l’espoir. Il dessine la possibilité de la paix et de la joie.
    Immédiatement après, l’évocation change de direction et le texte se concentre sur le point nodal de la démarche du poète-narrateur, c’est-à-dire l’être qui résume toutes ses obsessions, ses émotions et ses rancoeurs, son amour et son espérance. Dès lors, la femme qui occupe ses rêves prend toute sa place et devient l’élément direct de son appel et de son éloge.
    S’en suit une célébration de la femme, mais qui est à nouveau relativisée par la conscience du caractère mouvant, éphémère et parfois impitoyable de la réalité et des contraintes de la vie. Au bonheur de la présence et du partage se substituent le doute, l’incertitude et le renouvellement du questionnement.
    Mais cette interrogation et le mouvement cyclique, comme celui du pendule, entre la célébration et le doute se font dans le cadre d’une création esthétique qui jamais ne s’achève et jamais ne renonce. Le dialogue s’instaure désormais entre l’énonciateur et son interlocutrice par le biais du souvenir et de la mémoire.
    A ce stade, le poème ferme le cercle et constitue une sorte de résolution qui allie l’espoir, le doute, la joie et la frustration. La parole dite identifie les deux voix et le dernier vers donne toute la dimension de la signification du titre du recueil. Présente absente, la femme demeure l’objet, le sujet devrait-on dire, de l’imagination du poète et le centre de l’évocation de sa mémoire divisée.

    Le même esprit et la même sensibilité habitent Une si longue attente, une oeuvre publiée comme en prolongement ou en dialogue avec Poème à l’absente. Cette relation entre les deux recueils s’entend d’abord par la rime qui les attachent ainsi que par le nombre égal de syllabes qui leur est commun. Au-delà de cette première caractéristique formelle, les deux oeuvres se distinguent par le thème de l’absence et de l’attente.
    De la même manière que le premier recueil, Une si longue attente est centré sur la quête du poète-narrateur. Interpellé par le siècle et la réalité douloureuse de son pays et du monde écartelé par les guerres et l’injustice, celui-ci n’a eu d’autre choix que l’exil et son fardeau. En effet, comme le soulignait Edward Said, la perte d’un pays ouvre sur le monde, mais la souffrance de celui qui est forcé au départ ne se guérit jamais et le deuil permanent d’une terre, d’une mémoire, d’une culture l’accompagne à chaque pas, chaque souffle. Ceci est particulièrement visible dans ce recueil de l’âge qui avance et de la maturité qui s’affirme.
    Le poème s’ouvre sur la description de la conscience douloureuse de la situation du monde et de l’itinéraire de l’individu qui s’interroge et refuse le statu quo. Il évolue vers l’expression du sentiment intérieur et une tentative de cerner la sensibilité ainsi que la conscience existentielle de l’homme qui cherche, de celui qui jamais ne renonce. Si le combat est profond et le désespoir présent même dans le soleil du jour, l’homme n’a aucun soutien extérieur et ne peut compter que sur lui-même sur le chemin de la quête.
    Cette conscience malheureuse, comme dirait Sartre, est ensuite dépassée doublement. D’abord, par la décision du départ qui est en même temps un renoncement à un monde et une ouverture sur la multiplicité des possibles. Ensuite, elle est recherche et acceptation de la vie, ouverture à la joie et au bonheur humain même si celui-ci n’efface pas la dimension tragique de notre destin.
    Ainsi, le désespoir et l’attente font place au sentiment fondamental que partagent les êtres humains, celui de l’amour et de la parentalité. Le poète n’est plus un errant désemparé et un lutteur pris dans le mouvement incessant de l’établissement de la vérité et de la justice. Il est simplement le père transfiguré par l’arrivée de son enfant, parent fortifié par le sentiment d’une relation fondamentale et incomparable.
    Ce sentiment est affirmé par la plénitude d’une paternité assumée qui transforme la position du poète et introduit la stature du père. Or, ce qui est remarquable est le fait que, même dans l’expression la plus forte et la plus absolue de cette décision, Barnabé Laye n’en demeure pas moins un artisan de l’écrit. Il n’en reste pas moins le tailleur de mots qui en connait la force mais aussi la fluctuation, l’absolu qui les porte et l’incertitude qui les habite. Dans cette mesure, l’expression la plus courageuse et la plus claire du sentiment le plus intérieur est faite avec la mesure du mouvement qui hante toute parole humaine ou poétique. Ainsi, à aucun moment le travailleur du texte n’oublie ce que Roman Jakobson appela la fonction poétique du langage.
    Encore une fois, la démarche de Laye demeure constante et fidèle à sa parole première, à son écriture polysémique où la pluralité des thèmes est exprimée par l’enchevêtrement des sujets et la réitération des problématiques dans un texte poétique qui relie constamment l’être et l’absolu, le singulier et le général, l’individuel et l’universel. A propos de ce livre, Julien Delmaire écrit :

    « Une si longue attente par sa structure même, complexe et fluide, sa vigilance au monde, ses allers-retours constants entre l’intime et l’universel, entre l’éthique de soi et le souci politique de l’autre, place son auteur parmi les plus grands. Ce livre possède une dimension intemporelle, il a tout pour devenir un classique, (…). »

    Rien ne peut mieux illustrer ce propos, qui ne devrait pas se limiter au recueil évoqué mais être étendu à tout l’oeuvre de Laye, que Par temps de doute et d’immobile silence paru en 2013. Dans cette perspective, mieux que quiconque, Michel Bénard a rendu justice à l’auteur dans un compte rendu lumineux sur ce dernier recueil dans les termes suivants :

    « Barnabé LAYE pose le regard sur son fleuve le Nil, de la même manière que s’il admirait son semblable, son prochain, tout particulièrement une femme maternelle où l’homme fragilisé par la traversée du désert, des épreuves de la vie, viendrait se ressourcer au bord de ses lèvres et se revitaliser à son énergie.
    Nous abordons parfaitement le thème du pèlerinage, du retour aux sources, de la restauration de la mémoire du fleuve, du décryptage du secret de ses eaux amniotiques.
    C’est toute l’Afrique qui vient se désaltérer et se reposer sur les rêves limoneux du Nil.
    Mais Barnabé LAYE s’approprie l’identité du fleuve, se confond à ses eaux fertiles par son rythme, sa cadence d’écriture et par la révélation colorée des métaphores imagées. »

    La beauté de la vision de ce poète véritablement transculturel et profondément humaniste se voit dans l’inclusion des autres plutôt que dans la séparation. Elle s’illustre par sa reconnaissance et l’acceptation de la diversité humaine. Elle respire le respect des cultures et des individus quelles que soient leur histoire, leur nationalité, leur origine, leur culture, leur race ou leur sexe. Ainsi, le Nil qui le porte physiquement est aussi porte-parole de sa conception généreuse de l’humain. Car ce fleuve, qui est sa famille directe est aussi le parent d’autres peuples auxquels le poète rend également hommage.
    L’incantation ouvre dans le même temps le champ programmatique du poème où le fleuve est une métaphore qui se confond avec la vie, le destin de l’humanité et la quête de l’être. Sa nature, son histoire et son mouvement se déclinent à l’image des errances, des voyages et des découvertes du poète. Petit à petit, le cours du fleuve épouse celui de l’Histoire et du miracle de l’existence. Portant les tumultes de la nature et des vivants, le Nil traverse les géographies et les terres, les peuples et les guerres, les confrontations et les rencontres. A mesure que se dessine le poème, le fleuve dit la genèse du poète : il raconte son pays et ses ancêtres, il embrasse ses origines et devient son créateur. Le Nil est mère et père, il est famille et guide.
    Ce passage est une très belle illustration de la force et de la dextérité du sculpteur de la phrase et du déterreur du sens qu’est Barnabé Laye. Effectivement, dans cette invitation le lecteur ou l’entendant — car le poème s’entend autant qu’il se lit, comme la course et les échos du fleuve qu’il évoque — ne sait plus si l’énonciateur s’adresse au fleuve, au lecteur, à son interlocuteur ou à lui-même dans la mesure où, en fait, ceux-ci se confondent dans l’écoulement du Nil, de la vie et de l’expérience intérieure qui en résulte et les chante. Dans un même souffle, le poète unit les différents aspects de ce qui constitue l’univers et la conscience que l’on en prend. Et cet enchevêtrement de la réalité ultime et de son déploiement de qualités et de significations multiples par le dire poétique aboutissent simultanément à un moment d’ordre mystique où le sujet embrasse la nature et à une illumination instantanée du genre de ce que les maîtres zen nomment le satori ou conscience immédiate de la réalité de l’univers.
    Dans ce processus, la conscience du poète épouse la sagesse du fleuve. Le texte par son mouvement devient une incantation, un appel et une proclamation. Il se dirige, comme le font le fleuve et la vision du poète, vers une célébration de l’amour personnifié par l’être qui à ses yeux incarne non seulement l’origine, mais aussi la vie et la beauté de l’existence : la femme. Car, nous ne le dirons jamais assez Barnabé Laye est un grand amoureux…
    Par temps de doute et d’immobile silence dit et raconte l’Afrique, les mythes particuliers et les archétypes partagées, les expériences de pays et peuples divers, l’amour vécu ou espéré et l’universalité de la condition humaine. Ici, comme dans tous les recueils évoqués, le talent du poète est entremêlé à celui du romancier. En effet, à l’image de la structure de plusieurs de ses textes poétiques, cette oeuvre est caractérisée par sa qualité narrative. Le lecteur est pris par la main et accompagné par le griot, comme on dit en Afrique, ou maître de la parole, comme on dit aux Antilles, qu’est Barnabé Laye. Ce conteur est aussi un philosophe qui ne perd jamais le fil de sa pensée et chacun de ses textes est éclairé par une conception, une articulation réthorique et une vision qui forment un philosophie forte par son spectre, sa clarté, sa rationalité et son humanisme profond.
    Livre du retour, de l’exploration et des métamorphoses, ce recueil ouvre une nouvelle perspective dans l’oeuvre de de Barnabé Laye, celle que j’appellerai la période du bilan et de la sagesse inaugurée par Par temps de doute et d’immobile silence et poursuivie dans les recueils suivants, à commencer par Le Crépuscule des métamorphoses publié en 2014 et Fragments d’errance paru en 2015 avant la somme constituée par l’anthologie phénoménale qu’est La Parole et le feu publiée en 2017.
    Contrairement à ce que peut suggérer son titre, Le Crépuscule des métamorphoses n’est pas le livre de la fin. Le terme de crépuscule peut inviter l’idée d’une clôture, la fin des changements et des transformations par lesquelles la vie fait passer le poète et l’humain en général, car cette poésie ne dit pas seulement Barnabé Laye, elle parle l’humanité à travers lui. Le recueil est plutôt un remontée dans le temps et dans l’espace, le temps de la mémoire et l’espace des terres traversées, ainsi que l’espace-temps des expériences vécues. Dans une certaine mesure, il constitue la récapitulation d’une étape du voyage existentiel et de la parole poétique. Finalement, il est le dépositaire de la sagesse acquise ainsi que le miroir de la virtuosité d’un pratiquant de l’écriture au sommet de son art.
    Comme dans la plupart de ses oeuvres, Barnabé Laye nous offre ici un recueil structuré et organisé de manière telle que le lecteur est pris par la main dans les méandres de l’histoire et de la parole pour accompagner et vivre l’aventure des mots avec le poète-personnage-narrateur. Ainsi, dès le départ un poème tel que « Chemins initiatiques » fait entrer en dialogue celui qui reçoit le texte avec celui qui le guide dans la bienveillance de ceux qui ont traversé l’enfer et en sont sortis meurtris mais plus forts, blessés mais plus sages et assoiffés de vie.
    Alors que les premiers vers rendent comptent de la condition humaine, du passé, de la réalité et de ses contraintes, le poème énonce rapidement que le chemin suivi n’est pas celui de l’abandon, du désespoir et de la fin. Il n’est pas question de résignation ici mais de recommencement, de nouveau départ. Si le processus est aussi douloureux que la mue du serpent qui change de peau, l’homme qui est invité à se renouveler est soutenu par une parole qui porte l’espérance et la certitude de nouveaux horizons, la promesse de découvertes transformatrices.
    L’âge et l’arrivée à la croisée des chemins ne sont pas un obstacle mais une opportunité supplémentaire de renouvellement. La soif de vivre et le désir des recommencements sont habillés de savoir et de vision. Il est n’est nulle part question de renonciation.
    Ce poème éclaire le projet du texte et balise le terrain pour ceux qui suivent et qui sont une remémoration de l’expérience vécue ainsi qu’une réaffirmation des engagements du poète. La veine transformatrice qui était posée dans le premier poème traverse les autres. Ainsi, dans « J’irai boire le feu », le poète réaffirme la nécessité de ne pas s’attarder sur ce qui est mort et de ne pas s’épuiser dans une nostalgie inutile face à la lumière du présent et de ce qui peut encore advenir dans la marche du jour. Il est bellement évocateur d’ « Anthem », la merveilleuse chanson de Leonard Cohen.
    La philosophie qui meut la conscience et nourrit le texte est celle du fleuve qui coule. De la même manière que le Nil dans Par temps de doute et d’immobile silence, l’homme neuf en train de naître au crépuscule de l’existence est un être en mouvement, c’est un homme qui marche et qui ne craint pas de se fondre dans la réalité en même temps qu’il s’en veut être la voix. Ainsi, dans « Homme liquide », l’énonciateur insiste sur sa différence et sur son rôle d’éclaireur.
    Le poète dénonce l’inauthenticité en même temps que la peur qui dominent les êtres. Il les invite à briser leurs chaînes et à ne pas s’attarder sur l’illusoire. Dans le poème « La peur », il décrit l’ombre qui habite l’âme et le corps des êtres. Continuant à décrire ses différentes formes et expressions, il conclut par un renouvellement de son appel de liberté et de célébration de la vie au présent et dans l’étincelle de l’instant.
    Suivent plusieurs poèmes décrivant la simplicité de la vie, les combats nécessaires et la sagesse construite, comme « Il aurait voulu lui offrir des fleurs », qui reflète la grande sensibilité amoureuse du poète, et « Je dessinerai un rêve », qui est son contrepoint érotique, « La maison familiale », qui évoque le crépuscule de la vie des vieux parents et les souvenirs qui leur sont associés, ou « C’est la vie » qui décrit l’impitoyable marche du temps. D’autres poèmes, tels que « Mandela l’arc-en-ciel » ou « Ma parole » réaffirment la constance de l’engagement politique et le parti pris solidement humaniste de Barnabé Laye.
    Cette vision qu’il célèbre dans un verbe éloquent et généreux est en fait fidèle aux engagements de sa jeunesse et la description qu’il rend de Mandela pourrait facilement s’appliquer à lui-même. De fait, tout l’oeuvre de Barnabé Laye appelle cette fraternité qu’il évoque à propos de l’illustre combattant et guide sud-africain. Et, de la même manière que l’illustre grand homme, Barnabé Laye n’a jamais rien fait de moins qu’être aussi, comme je l’avais souligné auparavant, un griot et un maître de la parole à l’écoute de ses semblables et un constructeur de ponts entre les peuples et les cultures.
    Ainsi, même s’il se concentre sur une perpective philosophique ayant comme thème central les questions existentiels d’un homme qui fait un bilan de sa vie, ce recueil n’en reste pas moins un livre où la question politique est incontournable, de la même manière que l’on la retrouve dans toutes les publications de l’auteur sous quelle que forme que ce soit car, comme le disait Ahmadou Kourouma, « Pour nous, écrivains africains, la question de l’engagement ne se pose pas. » Cette dimension de l’oeuvre est ouvertement réaffirmée dans « Ma parole », poème où l’auteur refuse l’oppression et le silence et souligne la nécessité de l’acte de résistance qu’est la poésie. Il faut avouer que ce n’est pas un de ses meilleurs textes sur le plan scriptural mais il participe de cette nécessité pour le poète de ne jamais perdre de vue que la poésie n’est pas une distraction.

    Publié en 2015, Fragments d’errance est une oeuvre étoile si je puis dire. En effet, dans cette publication l’auteur exprime sa vision dans toutes les directions. Le fil conducteur demeure la nécessité de la conscience et le courage de confronter le réel. La poésie est à nouveau affirmée comme ascèse, travail de fouille, de déblaiement et d’exploration en vue de dire la vérité.
    Condamnant ceux qui refusent de fixer le miroir de la réalité et de la conscience, le poète s’insurge contre le mensonge et réclame le courage de se voir nu en vue de laisser entrer la lumière, de participer à un monde de clarté et non pas de peur et d’illusions.
    Dans ce processus, la parole de Barnabé Laye n’est pas portée par la négation ou l’arrogance de quelqu’un qui aurait la clé de la voie et du salut. Si sa colère est forte et sa critique corrosive et sans détour, le poète se fait dans le même temps accompagnateur et guide dans l’effort incontournable. Il est porteur d’un message de transformation salvatrice et de vie dans la compassion qui l’unit aux autres.
    De la même manière que dans Par temps de doute et d’immobile silence et Le Crépuscule des métamorphoses, il est fait ici appel à l’acceptation de la réalité du présent. Loin de se perdre dans la boue du passé et les pièges de la nostalgie et de l’illusion de l’appartenance par le sol ou la généalogie, le maître de la parole de Fragments d’errance insiste sur la sagesse consistant à accepter ce qui est et à embrasser la nature comme source de tous les possibles.
    Nous avons là une oeuvre portant la chair d’un homme qui a traversé l’enfer, connu la perte la plus totale, résisté à l’oppression et au mensonge, assumé la souffrance et la douleur du déracinement mais qui, par l’exil et surtout par une ascèse refusant le compromis, s’est reconstruit par l’ouverture à l’expérience du monde et aux autres et, au long d’un long itinéraire fait de travail et de méditation active, aboutit à une sagesse qui, tout en gardant la parole vive et l’engagement entier, amène la sérénité et la paix.
    A partir d’un certain point, et je dis point au sens d’instant unique et absolu au sens de l’éveil dans le bouddhisme zen, en ce moment préparé par l’expérience et la pratique poétique, se prononce le poème comme la parole d’un Siddharta ou d’un Lao Tseu. La somme de l’expérience articulée et de la réalité intériorisée se déclare dans un poème-clé, qui m’apparait comme le pivot de Fragment d’errances et de tout l’oeuvre de la deuxième période de Barnabé Laye. Il est d’ailleurs significatif que, comme les autres textes de ce recueil, celui-ci n’a pas de titre et les mots qui sont simultanément source et engendrement disent ce qui est en un souffle de vérité et de beauté indicibles.

    « 6
    Les mots enchaînent le silence
    Pour se suspendre au voyage immobile
    Et à toutes les formes fragiles nées du hasard et du vent

    Il faut oublier dans l’espace vide
    La question et le problème
    La mort comme un mystère
    La mort comme un effet secondaire
    Le passage de l’ultime frontière
    Le brouhaha de la dernière seconde

    Il faut oublier dans les décombres
    Les prophètes des brûlantes Géhennes
    Les prophètes des harems aux quarante vierges

    Voici venir
    Les mots pour incendier les mensonges.

    Les éléphants s’en vont jouer à la marelle. »

    La poésie devient miroir du monde et de son acceptation dans son mystère comme cela se lit dans les autres poèmes de ce recueil remarquable. Il n’est nul besoin de commentaires, le poème se suffit à lui-même. Il suffit de l’inhaler ou de le boire, d’en écouter le silence et l’écho.

    Nous sommes tous des survivants. Au jour le jour, le combat jamais ne cesse et le mouvement de l’Histoire, la course du fleuve du temps jamais ne s’arrêtent. Cependant, il est central que dans cette lutte perdue d’avance qu’est la vie couronnée par la mort l’être acquiert une sagesse qui est en même temps une force incontournable pour l’acceptation de ce qui est et la source de la compassion qui fait de nous des êtres humains. C’est exactement cela que je lis dans la poésie de Barnabé Laye, un poète qui s’honore par son message en même temps qu’il honore la poésie dont il confirme les lettres de noblesse à un moment où elle est diminuée sinon ignorée ou considérée comme un art mineur.

     

    Barnabé Laye

    Barnabé Laye

    excellente analyse pour textes forts aux images originales.

    Bravissimo

    Coline

     

    simo 

     

     

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